IX
Caroline s’habituait au rythme de vie des Pierce, si bizarre qu’il fût. Comme tout Londres, voire le monde entier, à cette époque, leur maison donnait une impression de provisoire. Jered ayant des horaires déroutants, la surveillance du magasin incombait souvent à sa femme ou, à présent, à sa nièce. Cette dernière se surprit à apprendre les multiples usages d’écrous et boulons, treuils, petits clous et chaux vive. L’énigme que posait Colin Watson la distrayait aussi quelque peu. L’officier, qui occupait un lit de camp au fond de l’arrière-boutique, entrait et sortait tel un fantôme incapable de trouver le repos. Il lui arrivait en outre de dîner à la table des Pierce, où il se montrait d’une politesse sans faille mais à peu près aussi disert qu’une brique. Émacié, mangeant peu, il rougissait facilement pour un militaire – de l’avis de Caroline. En effet, il arrivait à Jered de jurer.
Lily s’était habituée à son nouvel environnement avec une relative aisance, mais l’absence de son père lui pesait. Elle demandait encore de temps à autre où était papa.
« De l’autre côté de la Manche, répondait Caroline. Là où personne n’est jamais allé.
— Il est en sécurité ?
— Oui. Et très courageux. »
La fillette posait en général ce genre de questions à l’heure du coucher. Guilford lui avait toujours fait la lecture à ce moment-là, en un rituel dont Caroline s’était montrée, bien déraisonnablement, un peu jalouse. Il y avait mis tout son cœur, alors qu’elle ne parvenait pas à l’imiter, à cause de la méfiance que lui inspiraient les livres préférés de Lily, ramassis malsains de monstres, de lutins et de fées. Pourtant, elle avait pris le relais en l’absence de son mari, rassemblant autant d’enthousiasme qu’elle le pouvait. La fillette avait besoin du réconfort que lui procuraient ces histoires pour se détendre totalement, renoncer à la vigilance, glisser dans le sommeil.
Caroline lui enviait la simplicité de ce rituel. Quant à elle, elle portait trop souvent jusqu’aux petites heures du matin son fardeau d’inquiétude.
Les nuits d’été étaient pourtant chaudes, parfumées d’une fragrance presque plaisante, malgré son étrangeté. D’après Jered, certaines fleurs indigènes ne s’épanouissaient qu’une fois le soleil couché. Caroline voyait en imagination des pavots bizarres, à la lourde tête narcotique. Elle apprit à laisser ouverte la fenêtre de sa chambre, afin que la brise odorante vînt jouer sur son visage. Elle apprit aussi, comme l’été avançait, à s’endormir plus facilement.
Les insomnies de Lily, en revanche, lui firent remarquer, alors que juillet tirait à sa fin, que quelque chose avait changé dans la maison.
Lily, les yeux soulignés de cernes sombres. Lily, somnolente, picorant au petit déjeuner. Lily, silencieuse et renfrognée à la table du dîner, se recroquevillant loin de son grand-oncle.
Caroline se découvrit réticente à lui demander ce qui n’allait pas – à admettre l’existence même d’un problème. Elle haïssait l’idée d’affronter une crise, une de plus. Pourtant, elle trouva le courage de s’informer par une chaude nuit d’été, après un chapitre de Dorothy, comme Lily appelait ces fables répétitives. La fillette restait nerveuse.
Elle tira sa couverture sur son menton, avant de répondre :
« Ils me réveillent en se disputant.
— Qui se dispute, Lily ?
— Tante Alice et oncle Jered. »
La jeune femme se refusa à le croire. Lily devait entendre d’autres voix, peut-être venues de la rue.
Mais sa chambre ne comprenait qu’une fenêtre, de la taille d’un timbre-poste, donnant sur l’allée derrière la maison, non sur la bruyante Market Street. La pièce n’était en fait qu’un placard réaménagé, transformé par Jered en une chambre à coucher confortable quoique minuscule. Il y avait juste assez de place pour une enfant, son ours en peluche, son livre et sa mère, lorsque cette dernière s’asseyait auprès de la fillette afin de lui faire la lecture.
L’ancien placard voisinait avec la chambre de Jered et Alice, et les murs n’étaient pas particulièrement épais. Le couple se querellait-il, tard la nuit, lorsqu’il se croyait à l’abri des oreilles indiscrètes ? Caroline trouvait à son oncle et sa tante l’air relativement heureux… un peu éloignés l’un de l’autre, peut-être, chacun évoluant dans sa propre sphère, comme beaucoup de vieux couples, mais au fond satisfaits. Leur mésentente ne pouvait qu’être récente, sans quoi Lily se fût plainte ou eût manifesté des symptômes révélateurs.
Le problème datait sans doute de l’arrivée de Colin Watson.
Caroline conseilla à sa fille de ne pas prêter attention au bruit. Tante Alice et oncle Jered n’étaient pas réellement en colère, ils avaient juste du mal à se mettre d’accord. En fait, ils s’aimaient beaucoup. L’enfant, apparemment convaincue, hocha la tête et ferma les yeux. Son comportement s’améliora quelque peu durant les jours qui suivirent, bien que Jered lui inspirât toujours une certaine crainte. Caroline chassa le problème de son esprit et n’y pensa plus, jusqu’au soir où elle s’endormit au beau milieu d’un chapitre de Dorothy pour se réveiller, bien après minuit, mal à l’aise et travaillée de crampes, à côté de Lily.
Jered était sorti, cette nuit-là. Ce fut le bruit de son retour qui tira la jeune femme du sommeil. Le lieutenant Watson accompagnait le commerçant, lequel prononça quelques paroles inaudibles, puis l’officier se retira dans l’arrière-boutique. Quand le pas lourd de son oncle s’éleva dans le corridor, Caroline, effrayée sans savoir pourquoi, ferma la porte du réduit.
Se sentant un peu bête, et plus qu’un peu claustrophobe, assise en tailleur dans la chambre obscure, en chemise de nuit, elle prêta l’oreille au souffle régulier de sa fille, aussi doux qu’un soupir. Jered longea le corridor avec bruit, sur le chemin de son lit, laissant derrière lui une puanteur de tabac et de bière.
À présent, Alice saluait son époux, d’une voix presque aussi profonde que celle d’un homme, puis l’arrivant lui répondait, tout en poitrine et en ventre. D’abord incapable de distinguer leurs paroles, Caroline ne perçut, même lorsqu’ils haussèrent le ton, qu’une phrase de-ci de-là, mais cela suffit à la glacer.
… comprends pas comment tu t’es retrouvé impliqué… (Alice)
… ne fais que mon devoir, nom de Dieu… (Jered)
Lily se réveilla alors, en grand besoin de réconfort. Sa mère lui caressa les cheveux afin de l’apaiser.
… tu sais qu’il risque sa vie…
… rien de tel !
… le mari de Caroline ! Le père de Lily !
… ne suis pas le maître du monde… je n’ai pas… n’irais jamais…
Puis, brusquement, les voix se turent. La jeune femme se représenta Jered et Alice divisant le grand lit en territoires distincts, aux frontières d’épaules et de hanches, comme Guilford et elle l’avaient parfois fait après une querelle.
Ils savent quelque chose, songea-t-elle. Au sujet de Guilford. Et ils ne veulent pas me le dire.
Parce que c’est terrible. Terrifiant.
Mais elle était trop fatiguée, trop secouée pour trouver un sens à tout cela. Après avoir gratifié Lily d’un baiser machinal, elle regagna sa propre chambre, sa fenêtre ouverte, ses rideaux ondulant dans l’étrange parfum de la nuit anglaise. Persuadée de ne pouvoir dormir, elle n’en sombra pas moins, malgré elle, dans le sommeil ; bien qu’elle n’en eût aucune envie, elle rêva ; des rêves incohérents où tournaient Jered, Alice et le jeune lieutenant au regard triste.